La grande Table de Pierre... Enfin...
Le petit matin commençait à peine à se lever lorsque cette pensée dressa sur les lèvres de l'érudit un mince sourire et le fit pousser un soupir de soulagement. Cela faisait maintenant près d'une semaine qu'il marchait ainsi, dans l'unique but d'atteindre ce lieu pour y pratiquer un rituel auquel il n'avait que rarement pris la peine de s'essayer... Il n'était pas seul d'ailleurs. Derrière lui flottait ce qui semblait être une ombre, de taille proche de celle d'un humain, un peu plus grande peut-être. Elle suivait chacun de ses pas en lévitant à quelques centimètres au-dessus du sol, informe et figée dans les airs, comme si elle n'avait ni bras ni jambes. Ertaï gravit avec elle les nombreuses et interminables marches qui le séparaient de l'autel, entra, puis s'immobilisa face à ce dernier. Il leva lentement un bras et le fit pivoter vers l'avant en désignant la Table. Comme si elle obéissait à un ordre inaudible, la forme noire s'éleva un peu plus haut dans les airs, pivota en se suspendit à l'horizontale au-dessus du marbre et de la pierre. Le magicien jeta un coup d'oeil au dehors. Personne. Dès les premières lueurs du jours, une désagréable chaleur s'était levée sur tout le territoire, annonciatrice d'une canicule féroce et d'une sécheresse dévastatrice. Mais ce qui troublait Ertaï n’était certes pas le temps qu’il faisait dehors…
Depuis sa dernière incursion dans le camp de la Lumière, il sentait une présence sur ses traces, extrêmement discrète, qui le suivait à bonne distance. A cela, rien d'étonnant, car il n'était pas rentré bredouille de cette mission chez l'ennemi... Et la forme noire qui reposait maintenant sur la table était bel et bien ce qu'il était venu voler. Il agita brièvement la main, et l'ombre qui entourait le "colis" se dissipa. Sur la Table gisait maintenant, inconscient, un elfe aux traits agés malgré l'absence naturelle de vieillesse dans cette race, auréolé d'une puissante aura de sagesse et de pouvoir.
Findalas... Murmura Ertaï.
Tel était le nom de l'elfe que le magicien avait capturé non loin de la grotte de Jyha, après un rude combat dans lequel il avait manqué plusieurs fois de se faire battre. Il ne s'en était pas pris à cet homme par hasard, bien au contraire. Le veillard qui se trouvait là était une figure connue et respectée dans le milieu des Elfes, et particulièrement celui des érudits. Ce dernier était un très grand maître du savoir, ainsi qu'un puissant mage dont les connaissances remontaient bien avant la naissance d'Ertaï... La victoire face à un tel adversaire n'avait pas été sans mal, mais la ruse et l'inventivité dont l'Elfe noir avait fait preuve lui avaient permis de surprendre son ennemi et de triompher de lui. Un sourire vint s'afficher sur les lèvres de l'être de l'ombre tandis qu'il songeait à ses instants passés, des décénies auparavant, lorsqu'il avait rencontré pour la première fois celui qu'il venait de mettre à bas. A cette époque, il était un jeune apprenti débordant d'énergie, désireux comme à son habitude de connaître toujours plus de choses, d'apprendre toujours plus de sorts, de devenir toujours plus puissant... Et c'est précisément cet aspect de la personnalité d'Ertaï qui, combiné avec ses facultés naturelles à assimiler et perfectionner les sorts qui lui étaient enseignés, avait poussé le viellard à lui refuser son enseignement. "Le désir de pouvoir rongeait trop profondément son âme", avait-il dit pour excuser son refus. Ertaï lui avait voué une haine secrète depuis ce jour, et s'était promis une vengeance. Celle-ci était enfin arrivée...
Quelle ironie... Toi qui ne voulais pas faire de moi un être plus puissant que je ne l'étais déjà... Aujourd'hui tout ton savoir va t'être arraché par la force !
Il jetta de nouveau un regard vers l'extérieur. L'inconnu du camp de la Lumière allait-il enfin se montrer ? Quoi qu'il en soit, Ertaï devait rester sur ses gardes, prudent. Il tira d'une poche un morceau de charbon et un autre de craie, et commença à tracer autour de la Table et du corps des symboles cabalistiques dont le secret était connu de lui seul... Des cercles, des pentacles, des formes de toutes sortes cotoyaient des inscriptions anciennes, des runes et des lithurgies perdues depuis des siècles... Après une bonne heure, il se releva et regarda l'Ancien toujours immobile sur la table. Ses paupières et ses lèvres étaient closes, sa respiration lente comme s'il dormait. Ses cheveux blancs et fins ondulaient, épars, sous le mince courant d'air qui filtrait de l'entrée du temple. Ertaï le regarda longuement, puis soufla dans un soupir à l'intention du vieil homme:
Adieu...
Il commença à enchaîner les signes avec ses mains tout en prononçant d'étranges formules qui semblaient liées aux cercles et aux inscriptions magiques qui se trouvaient sur le sol au-dessous de l'autel. Petit à petit, une lumière et une fumée bleutées s'élevèrent des marques et entourèrent les deux êtres qui se trouvaient dans la pièce. Ertaï sortit une dague ornée de bijoux de toute beauté, qui portait elle aussi des inscriptions sur sa lame. Il en passa le fil sur chacune de ses paumes ouvertes, faisant couler un mince filet de sang sombre comme la nuit le long de ses bras. Ensuite, il tourna les mains de sa victime paumes vers le haut, et les entailla elles aussi. Il appliqua ensuite ses propres mains sur celles du vieillard et sa voix résonna de nouveau en psalmodiant:
Que mon sang, qui coule à présent dans tes veines, soit reçu comme mon offrande, et forme la première moitié du cercle...
Il retira ses mains en laissant couler un peu de sang sur ses doigts, puis dessina avec ceux-ci de nouveau symboles sur le front et les tempes de Findalas. La fumée autour d'eux se noircit et vint entourer les blessures d'Ertaï. Ce dernier sourit, puis les plaça sur le visage de son ennemi en achevant sa psalmodie:
...Et qu'en retour, tes connaissances et ton pouvoir deviennent miens jusqu'à l'éternité, refermant ainsi le cercle.
Le cri des deux hommes retentit brutalement entre les murs de la salle. L'un poussait un cri de douleur, l'autre un cri de satisfaction. Ertaï sentit le pouvoir affluer en lui tandis qu'il s'échappait de sa victime. Un flot de connaissances et de vitalité se déversait en torrent dans sa tête, dans ses muscles, dans chaque parcelle de son corps. De l'autre côté, Findalas se vidait de sa substance en hurlant, seul le blanc de ses yeux était visible... Pendant deux minutes, Ertaï éprouva de nouveau ces sentiments d'accélération, de vide et d'oppression qui se mélaient en lui tandis que son occipput se remplissait allègrement de toutes ces nouvelles connaissances, deux minutes d'infini, d'absolu, qui prirent fin subitement, le laissant à genoux devant le cadavre du vieil Elfe. La vie avait quitté son corps, et le magicien Elfe noir en avait hérité. Sa tête lui faisait affreusement mal, comme à chaque fois. Voler en quelques secondes les connaissances acquises durant des siècles avait forcément un prix. Il s'adossa à la table de pierre en soufflant, fermant les yeux. Il reprenait peu à peu ses esprits. D'un claquement de doigts, il referma les blessures sur ses paumes et tenta de se relever. Trop tôt. Il fût pris d'un vertige et retomba sur ses fesses, un sourire aux lèvres. Son repos allait être de courte durée...
Ertaï se releva brusquement en sentant à nouveau cette aura bénéfique qui s'approchait. L'être de la Lumière arriverait trop tard, certes, mais il ne serait certainement pas content du spectacle. Et il était là, tout proche, aussi méfiant que l'Elfe noir... Ertaï repéra un pilier proche et plongea derrière pour se dissimuler. L'avantage de la surprise était de loin l'un des meilleurs... Il sentait cette aura se rapprocher de plus en plus, au fur et à mesure que la tension augmentait dans la pièce. Il coupa sa respiration et attendit de pied ferme l'indésirable visiteur...
